Le trouble qu'il me manquait.

Troubler l'art pour rompre avec l'effacement : le pari de Kachusha de Philadelphie.

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Chapitre 1. La cloche 

D’abord j’entends la cloche. Une petite cloche qui sonne, elle joue une mélodie qui vient ouvrir les allées silencieuses du musée des beaux-arts de Philadelphie. Entre les Kabukis Japonais et la section d’art américain, j’entrevois l’Ange de la Pureté de marbre et ses ailes grandes ouvertes, et c’est à ce moment que je l’aperçois : il se tient là, debout, avec ses ailes à lui tout aussi grandes ouvertes. Il en a deux, l’une qu’il porte devant, et l’autre derrière, et la clochette suspendue à son cou venant surplomber ses deux ailes. Sur celle qu’il porte sur son dos, sa cape, je lis une inscription “Equality is our birthright” (“L’égalité est notre droit de naissance”), et sur celle du devant “Equality right now” (“L’égalité, maintenant”). Les ailes de Kachusha sont les ailes de l’égalité. Subrepticement, tout l’art suspendu aux murs se met à vaciller, faisant place à un autre type de création, une initiation à quelque chose d’une substance sacrée.

Un temps, le son de la cloche me fait tressaillir. Qui venait perturber mon expédition artistique solitaire, ma sacro-sainte “Artist Date”, mon moment de solitude et d’inspiration tant attendu ? Le son me parcourt d’un frisson, non pas pour le son en lui-même, mais pour ce qu’il représente dans un tel lieu. Un musée, théâtre de l’art somptueux des siècles passés, qui a façonné à travers les siècles la mémoire de nos nations et de nos identités. Des musées grandioses, qui constituent, depuis le plus jeune âge, le lieu de pèlerinage des jeunes enfants censés y trouver les symboles de la grandeur en tant que nation. Une institution nationale et internationale d’une solennité et d’une codification extrême venant nous rappeler, comme s’il le fallait encore, qu’il faut être silencieux, ne pas faire de bruit lorsque l’on observe l’art et tout ce qu’il a à nous dire, à condition que l’on veuille bien garder la bouche fermée. 

La Cloche de la liberté de Philaldephie version miniature, suspendue au cou de Kachusha, était là pour nous dire autre chose. En cette belle journée d’avril, jour de sortie culturelle dominicale familiale, jour des premiers cerisiers en fleurs, le jour de ma première visite au musée de Philadelphie, la cloche était venue briser un silence, un silence insupportable. Elle venait faire vaciller un monde, un monde insupportable. Elle venait troubler notre aveuglement, un terrifiant et insoutenable engourdissement.

Chapitre 2. L’homme

Je m’approche doucement, admirant sa cape à peu près autant que j’avais pu admirer l’art qui l’entourait les minutes précédant cette rencontre. Une fois suffisamment proche, je m’avance encore et je lui demande si je peux le prendre en photo. Il me demande pourquoi, “Je suis Philadelphien”, me dit-il. Je suis surprise par sa façon de se référer à sa ville comme son premier ancrage dans la réalité, marqueur d’identité. Je n’ai jamais su envisager aucune des villes où j’ai pu vivre jusqu’à présent comme l’une de mes marqueurs identitaires, comme quelque chose qui viendrait définir qui je suis. J’en suis d’ailleurs venue à progressivement définir ce manque même comme mon identité propre, ma douce errance et mon manque de territorialité comme ce qui me définit. Et pourtant, je réalise ô combien nous avons besoin de nous identifier à la terre, à celle qui nous a nourris, sur laquelle nous avons tissé des liens et établi nos racines parfois sur plusieurs siècles, venant ainsi se façonner avec nous et pour nous – parfois contre nous. Kachusha était un Philadelphien dans l’âme, un Philadelphien, et un Américain. Il se faisait appeler « Kachusha l’Américain » par l’un de ses amis, inspiré par le drapeau de Jasper Johns qu’il portait parfois sur son dos. La Cible

Je lui demande ce qu’il en est de sa cloche. Il m’explique ce qu’est la Liberty Bell, sa fissure, sa mélodie, son américanité. C’est le début de notre errance à tous les deux dans les couloirs du musée. 

Chapitre 3. La traversée

[Description de la photo] Kachusha observe l’une des plus célèbres peintures de Van Gogh au sein du musée des beaux-arts de Philadelphie. Un moment de mal-être, suivi d’un moment qu’il décrit comme un malaise profond, fut à l’origine de la démarche artistique de  Kachusha. 

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Cornelia, mère de trésors