Cornelia, mère de trésors
Ode à la maternité choisie
Vous connaissez Cornelia Africana ? C’est l’un des visages les plus mythiques de la maternité glorifiée dans la Rome antique. Elle a donné naissance à deux garçons, les frères Gracques, qui ont marqué la Rome du II siècle avant JC. Cette mère vertueuse et dévouée est mise en lumière par le travail de l’artiste autrichienne Angelica Kauffmann dans un tableau intitulé Cornélia, Mère des Gracques. C’est à Varsovie, somptueuse capitale de la Pologne, que je le découvre pour la première fois, lors d’un voyage avec ma sœur à l’été 2022.
"Un jour, elle reçoit la visite d'une connaissance qui vient chez elle lui faire étalage de ses bijoux. En réponse, Cornelia présente ses enfants comme ses trésors les plus précieux - plus précieux qu’aucun bien matériel". – Inscription choisie accompagnant le tableau, au musée de Varsovie.
A la lecture de l’inscription qui accompagne le tableau, ma sœur me glisse un « c’est beau ». Sans trop réfléchir, je lui rétorque une moue dubitative, quelque peu coincée dans un paradigme entre féminisme et un cynisme peut-être propre à notre époque. Pourtant, c’est effectivement très beau. Dans la figure de la mère qui se dévoue entièrement à ses enfants, jusqu’à les voir comme sa plus grande réussite, davantage qu’aucune possession matérielle, c’est le symbole d’une femme, d’une mère, qui trouve son accomplissement personnel et spirituel dans l’éducation de ses enfants. Une mère qui voit dans le développement de ses enfants la source de sa joie la plus pure. Ses enfants sont ce qu’elle a de plus précieux, et elle les célèbre comme ses trésors.
Mais c’est en contextualisant de ce tableau, à la lumière de son ancrage quelque peu étrange, au milieu de cette salle du château royal de la capitale polonaise, le pays européen le plus restrictif en matière de droits reproductifs, que je me pose ces questions. Comment exalter la maternité dans un pays dont la législation dévalorise la liberté même de choisir de devenir mère ?
En allant en Pologne, je savais à quoi je m’exposais potentiellement. J’avais conscience qu’aller dans un pays avec une restriction aussi punitive pouvait allait certainement me mettre mal à l’aise, d’autant plus que les droits sexuels et reproductifs sont au coeur même de mon travail. A mesure que les jours passaient, et que j’observais à travers affichages publicitaires, magasins vendant produits “féminins” quelques peus déconvenus – des représentations féminines extrêmement codifiées et réductrices, se déployait mon scepticisme grandissant assez malaisant. Mais ce qui ne me quittait pas, au-delà de ma déconvenue face à ces représentations caricaturales, c’était cet esprit de malhonnêteté qui accompagnait les représentations maternelles; glorifiées, célébrées, sanctifiées.
Il me paraissant certain qu’une femme enceinte dont le libre-arbitre face à sa grossesse était contraint ne pouvait jouir que partiellement de sa liberté d’être mère. Comment dans un même mouvement, pouvions-nous glorifier la maternité, tout en la réduisant à une obligation, et non un choix ? Un choix que seule la mère, qui seule porte le fœtus et avec lui la responsabilité d’une potentielle vie future, peut prendre de manière délibérée et en pleine conscience. Un choix qu’elle fait en fonction de sa capacité et de son désir futurs à élever des enfants en bonne santé, qui pourront s’épanouir si les conditions optimales lui sont offertes.
En voyant ce tableau, et Cornelia, j’ai pensé à mon amie, qui a elle-même des enfants qu’elle considère comme sa plus grande réussite. Quelques jours même après que l’arrêt protégeant le droit constitutionnel à l’avortement aux Etats-Unis avait été révoqué, elle m’appelle en pleurs pour m’annoncer qu’elle est à nouveau enceinte. Elle va avorter. “Vous avez de la chance d’habiter en France en ce moment,” lui avait dit son médecin lors de sa consultation.
Mon amie, qui a été enceinte plusieurs fois et dans des conditions difficiles, savait pourtant mieux que quiconque ce que représentait le gage d’être mère. Quand elle est tombée enceinte les premières fois, elle a su qu’elle déploierait tout ce qu’elle a comme force pour assurer le bien-être et la santé dont ses enfants auront besoin par la suite. Elle a déployé une énergie inégalée pour ses filles et a fait preuve de la même vertu et de l’obstination maternelle que Cornelia, qui a bougé monts et marées pour ses fils. Quand elle a dû prendre la décision de mettre un terme à sa grossesse, c’est en pleine connaissance de cause qu’elle l’a fait. C’est en connaissant le sacrifice d’un amour inégalable. Mais c’est aussi dans la pleine conscience de son amour pour ses filles, à qui elle choisit d’offrir un futur plein de possibilités et d’opportunités.
Être une Cornélia ne vient pas sans sacrifices. Avoir un enfant vient avec son lot de conséquences pour sa propre vie de femme et d’être humain. C’est le prix du corps, du corps déformé qui oblige celle qui le porte à faire place. C’est le prix de l’être, qui peut parfois obliger à mettre entre parenthèses aspirations, désirs, travail ou argent. C’est le prix de la travailleuse, de l’artiste, la créatrice, de l’artisane, qui doit souvent mettre en pause son ouvrage pour faire place à l’autre, non sans, parfois, un sens d’aliénation corporelle et sociale. C’est un choix individuel autant que sociétal, collectif. Choisir de mettre au monde un être humain en connaissant les structures sociales dans lesquelles cet enfant développera ses talents, ses aptitudes et ses désirs nécessite une réflexion qui ne peut se mener sous le prisme d’une obligation politique hors sol et désincarnée, et qui pense pouvoir s’arroger la propriété d’un corps.
Beaucoup rétorqueraient que la mère n’est non pas aliénée par la société, mais qu’elle est au contraire bien plus souvent valorisée, chouchoutée, hissée au rang d’être “supérieur”. Ce à quoi je ne peux m’empêcher de soulever les contradictions et les paradoxes inhérents à ces considérations. La femme est certes exaltée dans sa fonction génératrice et matricielle ; elle en même temps trop souvent soumise aux injonctions patriarcales de reproductions de l’espèce, souvent arrachée de la possibilité de se réaliser en tant qu’être autonome et indépendant. En sa qualité de mère, elle est peut être célébrée, mystifiée, presque divinisée ; mais dès lors que l’enfant est né, de nombreuses femmes se retrouvent ostracisées, mises de côté, enfermées au foyer. La mère assure la prospérité de la famille, de la nation et de l’espèce ; la femme, encore dans beaucoup d’endroits, est sans hésitation plongée dans la pauvreté – souvent dûe à son assignation à des fonctions non génératrices de revenus (pourtant génératrices de valeur) ou à des fonctions très peu valorisées monétairement dans les métiers du care. Elle est mise à l’écart, reléguée en marges du pouvoir économique, culturel, financier.
Être une Cornélia ne va pas de soi. Sans un effort conscient et collectif pour faire de la maternité - et de la parentalité en général - l’expérience la plus précieuse de la vie, nous ne pouvons nous borner à penser qu’une grossesse va de soi. Une grossesse est un choix pour la vie, c’est un choix pour sa vie, pour celle de l’enfant et pour notre société toute entière. Il sera précieux, il sera impératif, que la maternité devienne un choix, plutôt qu’une obligation désincarnée.